AMPHETAMINE: l'Histoire

Au début des années 90, je suis en pleine époque lycée. Spécialisé dans les sciences et la biologie, je résous des équations du troisième degré, fais des expériences d'oxydoréduction, et m’immisce peu à peu dans l'univers neuronal où synapses et neurotransmetteurs me font tourner la tête. Mais je programme aussi, sur Amiga et sous Amos (je pratiquais déjà bien le basic sous Amstrad), je regarde les dessins animés japonais du Club Do (Saint Seiya reste surement la série qui, aujourd'hui encore, m'immerge dans une mélancolie des plus profonde et des plus spleenétique), et Bruno Bellamy m'avait déjà bien influencé. En effet, en cette ère lointaine, le dessin est l'unique activité artistique (si je peux la nommer ainsi) que je pratique avec acharnement. Depuis tout petit déjà, j'adorais esquisser sur papier blanc toute sorte de choses, la perspective me fascinait, les jeux vidéo et les dessins animés des années 80 formaient ma principale source d'inspiration et ce même Bruno m'avait alors incité à jouer sur la voluptuosité des corps. Je dessinais, comme n'importe quel gamin, mais avec la pratique, mon tracé, et donc la mouvance de mon poignet, avait acquis une certaine fluidité, même s'il semblait parfois se divulguer de manière imprécise et approximative. En cette ère lointaine donc, le dessin fait partie de mon passe-temps principal, même si la programmation grappille de plus en plus mon emploi du temps. Cependant, ayant fait depuis peu l'acquisition d'un Amiga 500, je me plonge nonchalamment dans le monde de l'imagerie numérique : la 2D, dans un premier temps, avec Dpaint, puis la 3D avec Sculpt animate 4D, logiciels incontournables à l'époque. Et même si les 512 Ko de mémoire de l'Amiga peuvent sembler limités pour de telles activités, je me fais la main, apprends, pratique, et me mets à l'épreuve de la patience.

Au deuxième trimestre de l'année 1991, est diffusée sur les chaines françaises la bande-annonce de la sortie dans l'hexagone du film Akira, de Katsuhiro Otomo. Je me rappelle très bien de ce jour là, l'annonce passait sur Canal+, et je fus de suite fort interloqué, étonné, voir presque envouté par ce furtif déferlement d'images qui ne dû durer pas plus de 3 minutes. Moi qui étais habitué aux séries animées japonaises, diffusées depuis les émissions infantiles de quelques chaines privées, la projection d'un long métrage de cette nationalité sur grand écran me parut quelque chose de surprenant, d’inhabituel, de fort intrigant mais d’excitant, auquel je ne pouvais échapper. Akira, le film, sortait donc dans les salles obscures le 8 mai 1991, mais, malgré mon insistance, mon acharnement et ma persévérance à me rendre toutes les semaines dans le quartier toulousain où se trouvaient les cinémas, je ne verrais pas le film. Dix copies circulaient alors sur le territoire, en effet ! j'avais vraiment peu de chance de le voir : frustré.

Les semaines se dissipent, je ne me souviens guère, mais j'avais dû passer le Bac de français, surement en attente des résultats, et je traine mes savates dans une librairie, à la recherche de je ne sais quel magazine. Mon regard se porte alors intuitivement sur la couverture d'une bande dessinée, aux dominantes rouges et bleues plutôt bien prononcées : AKIRA. Ça alors ! Des séries animées nippones diffusées sur les chaines françaises : OK ; un long métrage japonais projeté sur grand écran : ça venait de se produire ; mais des bandes dessinées japonaises distribuées dans les kiosques français : inimaginable ! D'un prix de 18 francs, ce volume d'une soixantaine de pages est le numéro 19 de la série, je l'achète, et m'empresse de le lire. Néo Tokyo vient d'être détruite, Tetsuo et Akira commencent leur éclectique symbiose, c'est la panique dans les décombres à la recherche de deux mutants, et Miyako est sur le point de faire son discours métaphysico-scientifique : c'est claire, je n’ai rien pané à l'histoire ; mais l'envoutement est d'une immédiateté déconcertante. Tel un psychotrope, la finesse du tracé, la profusion du détail, la justesse des formes et leur superfluité apocalyptique m'immergent dans une accoutumance sans limites. Le déchainement visuel d'Akira, la BD, provoque en mon sein une succession d'artefacts violents et sismothérapiques, dont la récursivité englobe mes pupilles d'un halo enfiévrant : me voilà drogué par la limpidité scripturaire de maître Otomo.

Pour combler mon assuétude, je continue d'acheter cette BD, à parution mensuelle, puis me commande les anciens numéros et très vite, me plonge dans un univers incommensurable, nommé Akira, un univers déferlant et vertigineux, troublant, phénoménal et frénétique ; un univers inconnu jusqu'alors, exaltant et hypnotique, où chaque vignette, chaque courbe, chaque trame exécutée par l'auteur précipitent mon âme dans une ivresse confuse et délicieuse. Je lis, et relis les numéros (surtout les premiers), m’imprègne de l'histoire, tache de sans cesse la mieux comprendre. Sa complexité s'amenuise, non avec la déferlante des planches qui se succèdent dans un style narcotique, mais avec l'accélération douce et pondérée de mon feuilletage du dictionnaire. Car l'intrusion dans l'univers d'Akira peut sembler rebutante aux premiers abords, l'usage d'un vocabulaire plutôt spécifique pour ce type d'ouvrage nous laisse parfois dans le vague, mais je suis en terminale D, et si ces adolescents dopés aux amphétamines savent mener le bal dans les artères tentaculaires de Neo Tokyo, la modification de leur comportement cérébral rend mes leçons de biologie plus passionnantes et attrayantes : psychotrope, transmission synaptique, psychokinésie deviennent alors des mots usités durant mon année de terminale, mais aussi durant mes pauses lecture qui joncheront avec appétence cette même année, une lecture qui porte un nom : AKIRA. Et l’amphétamine commence alors à m'intriguer, à catalyser mon attention : « substance sympathomimétique aux effets anorexigène et psychoanaleptique. Elle est utilisée comme coupe-faim, comme stimulant du système nerveux central et pour le traitement de l'hyperactivité chez l'enfant. En Occident, l'amphétamine est considérée comme un stupéfiant, connu sous le nom de speed. », et je passerai un temps certain, à ausculter encyclopédies et dictionnaires afin de m'en donner une définition bien plus poussée et complexe que celle-ci, tout juste puisée sur Wikipedia. Tout commence donc là, comme on pourrait dire, tout commence en ce 91 crépusculaire, une BD : Akira ; un auteur : Otomo ; une description : des jeunes shootés aux amphétamines ; une scolarité : la terminale D et ces leçons éblouissantes de biologie ; une curiosité : comment fonctionne le cerveau ? Et l'extase épistolaire prend sa marche, tel un jeune bébé, encore puéril et valétudinaire, mais qui projette son futur sans insouciance aucune pour écrire, avec sa belle ignorance temporelle, un récit artistique des plus introspectif.

Mais l'extase ne sera pas qu'épistolaire, elle sera graphique aussi, de Belamy, je passe à Otomo, et une refonte intégrale de mon style artistique s'impose peu à peu. Je repompe certaines cases de la BD, dessine, et redessine encore, dans un style japonais cette fois-ci, dans un style Otomo, un style qui se fera mien avec les années passantes, avec l'influence mineure d'autres auteurs, d'autres séries, avec l'insistance et l'acharnement que me demandera chaque esquisse. Ce style sera mien, mais il découlera directement de celui d'un auteur de génie, en qui je dois tout : Katsuhiro Otomo.

1992, l'année du Bac, pointe son nez, les mois se succèdent, et je savoure leur venue avec la lecture d'un nouvel épisode d'Akira. J'ai encore le souvenir qu'après chacune d'elle, qui me durait à peine 30 minutes, l'envie d'être au mois suivant pour lire la suite m'était incontrôlable et devenait comme l'unique désir qui me prédominait : l'accoutumance était décidément totale. Entre temps, j'avais réussi à me procurer la vidéo du film que j'avais souhaité tant voir quelques mois auparavant, grande déception à sa vision tant l'écart avec le récit de la BD était énorme ; mais là aussi, il me faudra le visionner, et le revisionner encore pour pouvoir l'apprécier à son juste titre.
Une journée d'un printemps ensoleillé, je jonche une artère semi-piétonne située entre mon lycée et le centre ville, étais-je accompagné, je ne m'en rappelle plus, mais mon regard se porta instinctivement au travers de la vitrine d'une boutique, alors inconnu de mon existence, d'où le mot Akira m'apparut tel une image subliminale. C'était la couverture d'un fanzine, Mangazone, qui traitait de la bande dessinée japonaise. Dans ce numéro, surtout consacré à Akira Toriyama, figurait aussi un article sur Akira, la BD de Katsuhiro Otomo. À sa lecture, j'entamai, sans le savoir, mon immixtion dans l'univers incommensurable du manga et de la japanimation, univers que je côtoierai durant près de 4 ans, et qui aura une forte influence sur ma vie quotidienne de l'époque : j'allais alors consommé du manga, consommer du kanji, consommé des images animées, et consommé du saké !

Comme je le disais précédemment, j'allais consommer du manga, et ma curiosité grandissante me pousse rapidement à chercher un fournisseur. Une seule boutique sur Toulouse vendait des produits d'import, et lorsque je pénétrai pour la première fois en son seins, quelle ne fut pas ma joie de voir les quatre volumes existant de Akira, en version originale. Bien évidement, je n'ai pas trop patienté pour me les acheter, et je pu enfin apprécier le tracé de Otomo dans toute sa véracité. Les planches en noir et blanc, dans leur sens de lecture originale, baignées par les onomatopées du soleil levant, ont une force inégalable aux côté de la version occidentale et colorisées. Au visionnage des ces pages, je me retrouvais presque confronté à une seconde lecture de l’œuvre, à l'apparence plus limpide, plus précise, plus jouissive. Le noir et blanc possède décidément une puissance capable de transcender tout récit.

Mais en parallèle à cette intrusion dans l'univers du manga, et surtout en parallèle à mes études, qui s'intensifient de plus en plus à la venue du bac, je poursuis mes longues nuits de programmation, et je créé alors un jeu vidéo, un shoot'em up pour être plus précis, du nom de Excalibur. Le jeu fonctionne, il est dur, je n'arrive pas à le terminer, mais il marche, et je souhaite le diffuser dans le domaine public. Mais pour s'immiscer dans le domaine public, il faut un nom de scène, et je ne sais pas lequel me donner : Phœnix, directement inspiré de Saint Seiya (ou des Chevaliers du Zodiaque en France) ; ou Amphétamine, directement inspirée de la BD Akira. J'opte pour le second, et mon jeu vidéo sera introduit par la courte animation d'une pilule tournant sur elle même où apparaitra : Amphétamine présents.

Je ne sais pas quel sera le succès du jeu, surement nulle tant il était nulle ; cependant, je continue mes petites productions et sors peu de temps après une démo, du nom de New Age. Là aussi, tout commence avec « Amphétamine présents » enrobant la pilule rotative, et s'ensuit l'image du titre, dessin réalisé avec Dpaint, plagia molasse mais efficace de tetsuo, bouche grande ouverte, langue pendante mais non salivante, la pilule au milieu projetant son ombre, le tout baigné par un clair-obscur des plus prononcé. La démo est longue, plus de trente minutes si mes souvenirs sont bons, c'est une mixture de graphes, de programmations sinusoïdales et d'un slide soporifique révélant la définition encyclopédique de l'amphétamine, le tout orchestré par différents soundtracks — là aussi, puisés dans le domaine public.

Ma deuxième démo suit de très près, elle s'intitulera « Japanimation ». Composée de deux parties, elle révèle dans un premier temps quelques images, esquissées sous Dpaint, de différents dessins animés japonais tels que Dragon Ball ou Saint Seiya, puis suit une partie animée sur Akira, mettant en scène les deux protagonistes principaux. Toujours introduite par cette gélule rotative et se slogan immortel de « amphétamine présents », cette démo sera promotionnée dans divers magazines spécialisés sur l'Amiga ou le domaine public. Dès lors, commence ma période slide show, programmation simple mais efficace de mini diaporama présentant mes travaux infographiques, ainsi que des animations 3D ou 2D. Ces démos, toujours très centrées sur l'univers de la japanimation (qui était très marginale à l'époque), sont aussi toutes produites par moi-même, ou plutôt par amphétamine, qui subrepticement devient mon nom de scène. Cette période va durée 2 années, en parallèle à mes années BTS informatique de gestion, cursus scolaire où je n'aurais rien appris, rien glandé, rien foutu, mais où j'aurais beaucoup dessiné, langoureusement perfectionné mon goût pour la 3D, appris le japonais, et diffusé mes Slides sous le nom d’Amphétamine. Combien de démos ai-je fait durant cette folle période, je ne m'en rappelle plus, peut être une bonne vingtaine, surement plus. Quelques titres me sont encore présents en mémoire, mais pas tous. En revanche, il y en a un dont je me rappelle bien du titre, c'est « amphétaminettes », slide show d'images semies-érotiques, pour rendre un joli clin d’œil à Bruno Belamy et à ses Belaminettes.

Et en ces lentes années d'étude supérieure, j'apprends aussi l'existence d'un chanteur français, Mc Solaar, et son maniement de la langue me séduit très rapidement. Dans son premier album, « qui sème le vent », sa chanson du nom de « Caroline » me berce dans un spleen infraliminaire et mélodieux jusqu'à l'irruption, quasi inattendue, du mot amphétamine qui résonne à mon oreille comme quelque chose de connu, à la définition claire le limpide. « Elle était mon amphétamine... Caroline », prématurément, et surtout grâce à ses autres proses, je dépiaute ses textes, m'imbibe de leur musicalité et prends soudain goût au façonnage poétique. Ce sera un bref artefact, mais je me mettrai à écrire, de façon très sporadique, quelques poèmes, à la rime facile, à l’allitération enfantine, afin de jouer avec les mots et leurs articulations. À l'instar de mes dessins qui étaient encore et toujours très Otomo en cette période, ces quelques textes sonneront très « Monsieur Claude », mais l'expérience de l'écriture me résultera à la fois intrigante et intéressante.

À l’obtention de mon BTS, je m'engouffre dans un délire qui, aujourd'hui encore, laisse ma matière grise dans un flou non gaussien sinon opacifié d'un aura totalement indéterminé. Je me mets à écrire un livre (surement pour perpétuer cette intrigue), et au moment où je rédige ces mêmes lignes, je ne me souviens que du titre : « comment j'ai eu mon BTS en ne foutant rien pendant deux ans » et du nombre de caractères érigés à l'époque qui était d'environ 130.000 (approximativement 70 pages). Je me rappelle que ce livre devait traiter du processus éducatif d'un être, mais je serais totalement incapable de me rappeler du reste. Cet essai, fruit de l'extravagance et de l'ingénuité, doit être à jamais perdu, à la fois de son support original, mais aussi de mon amalgame cérébral.

Mais la vie continue, et en cette deuxième moitié de l'année 1994, je rentre assez rapidement dans le monde liquéfiant de la vie active, mais je rentre aussi en contact avec Éric et Michael qui, ayant connu mon existence d'après une esquisse devenue graph du mois dans le magazine Amiga Revue, me propose de me joindre à eux afin de mettre en image leur jeu vidéo (qui portera le nom de Prima Terra plus tard), simulation spatiale profondément humaine, au concept totalement novateur pour l'époque. Bien sur, le jeu ne verra jamais le jour, mais je vais m'y pencher pendant trois bonnes années, période durant laquelle je vais modéliser, rendre, animer, esquisser l’habillage graphique de cette simulation.

Amphétamine n'existe plus, je ne fais plus de Slide ni de démo, le monde de l'Amiga est en déclin (même si c'est sur cette machine que j'ébauche mes créations), mais je continue sans relâche mes délires scripturaux : dessins à l'encre noire afin d'épurer mon trait, et rendu d'images modélisées sous Imagine. Et de temps à autre, sur quelques-unes de mes images 3D, apparaissent les pilules, de façon succincte mais efficiente, comme un hommage ou une réminiscence d'un passé ma foi tout proche. On remarque aussi la présence d'une paire de lunettes, ronde et noire, qui le plus souvent reflète ces mêmes pilules. Cette paire de lunettes est une marque de ma présence, au sens physique du terme, elle « enforme » mon être dans son intégralité, mais ne le déforme point, même dans sa fractionnalité.
Donc plus qu'une réminiscence, les capsules rouge et blanche doivent aussi, inconsciemment, dénoncer ma présence, mais de manière plus profonde cette fois-ci, une empreinte à la fois émotionnelle et intellectuelle, qui étend sa disparité, qui prolonge sa semence chaotique, au travers du reflet oculaire. L'amphétamine métamorphoserait donc mon essence, anodine et émotive, dupliquée par la réflexivité de mes lunettes, rondes et noires, charnelles et circonspectes, pour parsemer, éparpiller, son chromatisme cardiocérébral au travers de mes œuvres.

Mais comme je le disais, je dessine aussi, et c'est clairement durant ces années folles que je vais perfectionner mon style, et le faire mien. Je n'use que du noir et blanc, l'encre provient de mon jeu de Rotring que je m'étais offert et le support est un papier canson au format A3, voir A4. J'élabore une esquisse préliminaire au HB, et noircit le tout afin de donner vie à l’œuvre. Mais l'extase survient durant la troisième étape de l'élaboration : le tramage. Cette dernière partie consiste à tracer des lignes à la règle, parallèles, plus ou moins espacées (de 1 voir ½ millimètre), afin de définir les différentes tonalités et de jouer avec les ombres. Cette étape me demandait un effort, une concentration, une assiduité hors du commun ; mais indirectement, cette indéfectibilité de mon acharnement m'embourbait dans une transe qui ne trouvait fin que lors du traçage de la dernière ligne. Durant ces instants, j'étais comme magnétisé par ce parallélisme infini, les douleurs qui me survenaient à l'épaule, à l'avant-bras ou au poignet ne pouvaient contrecarrer cette frénésie. Je traçais, et traçais encore ces lignes endiablées qui donneront le cachet final à mes illustrations.

1996, En plein mois de décembre, je me trouve face à une feuille blanche, et commence à crayonner. Deux heures plus tard, une esquisse magistrale s'offre à moi. Entre les deux, aucun souvenir, aucun rappel, aucune impression : une amnésie irréprochable. C'était comme si ma main droite, durant ce laps de temps, s'était mise à bouger toute seule, à noircir la planche sans contrôle aucun, comme emporter par l'emballement synaptique. Ce dessin, que j'offrirai quelques jours plus tard à ma cousine pour Noël, marque une date butoir dans ma vie. Car même si on y reconnaît un semblant de Tetsuo, des édifices Neo-Tokyoite, le tout baigné dans un style « Otomesque », jamais je ne revivrais une telle expérience où mon poignet s'était mis à bouger tout seul, ne se soumettant à aucune de mes volontés. L'extase fut d'autant plus forte que cette image, issue de l'inconscient le plus sagace, à l'angle supérieur vide d'un optimisme en gestation, transfigure, de façon évidente, l'essence même de ma pensée : la beauté de la vie humaine face à l'insignifiance du dégât matériel, ou mieux encore, de sa possession.

1997 est une année phare pour moi, c'est l'époque où j'arrête la 3D, mais c'est aussi l’époque où je me lance dans la photo (à vrai dire, je mis suis lancé l'année antérieure), comme un délire juvénile de saisir l'instant et d'en faire mon gagne-pain (innocence, éternelle innocence qui ne me lâchera jamais). Mon salaire de manœuvre permet de m'offrir un joli Minolta équipé de belles optiques, et je commence à shooter, à chasser l'image, délaissant le pixel pour « l'impression daguerréotypique » (même si le dessin ne m'a toujours pas quitté) délaissant l'amphétamine numérique pour l'émulsion argentique.

Mais 1997 est aussi l'année où je me lance dans les voyages, Sénégal en mars, pour une visite familiale, mais surtout Japon, en septembre octobre : comme un rêve qui semblait se concrétiser. Durant ce séjour de 6 semaines, je déambule essentiellement dans les ruelles de Tokyo, mais ferai le tour de Honshu, et mon passage par Hiroshima me changera à tout jamais. Noyé, au petit matin, au cœur même du parc de la Paix, mes pupilles s’immisceront vers le halo atomique, envoutées par la sonate monorythmique de l'horloge de la paix qui engendra pour toujours l'arrêt, prématuré et éternel, de mon horloge biologique : je ne vieillirai plus à partir de ce jeudi, condamné à rester jeune et fragile, à errer dans une candeur des plus déstabilisante. Je resterai donc jeune toute ma vie durant, jeune et innocent, jeune et fragile, jeune et puéril, jeune et irresponsable, jeune et pusillanime, jeune et stupide peut être, mais je resterai jeune toute ma vie, car à l'aube d'un jeudi 25 septembre 1997 (j'ai alors 23 ans), l'horloge de la Paix fissura de sa musicalité mon unique tympan fonctionnel et me fit prendre conscience de mon humanité, éternelle elle: Merci Hiroshima, merci HIROSHIMA. Mais le temps poursuit sa mouvance et je suis toujours au Japon, et, subjugué par la frénésie photographique, je mitraille sans compter, je pratique, expérimente, je m'autoportraitise aussi, et poursuit mon délire commencé au Sénégal, où je me mets en scène face à une entité incommensurable, dos à l'appareil, avec mon T-shirt possédant une pilule (amphétamine toujours) peinte sur le dos. Si au Sénégal, c'était face à un Baobab que je m'étais planté, à Tokyo, c'est face au Métropolitan de Kenzo Tange que je me poste (je remarque maintenant que je n'avais même pas mes petites lunettes rondes et noires sur le nez) ; et je me posterai face au Walace Monument en Écosse, face au site de Palanque au Mexique, face au Perito Moreno en Argentine, face à Iguazu au Brésil, face à La Paz en Bolivie.... mais je m'éloigne, bien expéditivement.

Donc je disais, et je redis donc, perdu dans les ruelles de Tokyo en cet automne 1997, ce qui allait devenir les artères tentaculaires de Neo Tokyo ad-2019, je prends connaissance, et donc possession, des œuvres qu'Otomo esquissa avant Akira, et me catapulte, à nouveau, mais plus profondément encore, dans son univers déjanté et siphonné, épileptique et chaotique dans sa forme, mais sensiblement humain dans son fond. Short Peace, Hensel et Gretel, highway star, Memories... feront donc partis de mes achats de l'époque, et fond donc partis, maintenant, de ma collection la plus intime. Et l'univers Otomo, qui arpente ma bibliothèque, ne fera que surdimensionner l'influence Otomo qui me caractérise. Décidément, et je me répète, cet artiste japonais est ma muse incontestée et incontestable, en qui je dois tout, ou tout du moins beaucoup, ou pourquoi pas presque tout.

Pratiquant toujours la photo, même de plus en plus pourrait-on dire, j'accumule les voyages durant l'année 1998 : Japon une seconde fois en février, Écosse en juin afin d'échapper à la coupe du monde, le Japon encore une fois en octobre. Je finance mes trajets par la vente du matériel photographique que je me procure d'occasion au pays du soleil levant : vendu deux à trois fois plus cher dans l'hexagone, cela me permets de me maintenir dans les aires. Accumulant images couleur et noir et blanc, je commence aussi à exhiber mes travaux dans différents lieux des alentours lyonnais, et m’immisce, par la même occasion, dans le milieu culturel de la région. Participant à l'élaboration d'un festival sur les cultures et les cinémas d'Asie, je projette de faire une exposition sur l’œuvre d'Otomo, afin de divulguer son talent qui était limité, à l'époque et en France, à Akira et Rêve d'enfant. Malheureusement, le projet sera avorté, car la Kodansha refusera ma proposition.

1998 sera aussi une année fort productive en ébauche d'illustrations, je m’adonnerais au grand format, 75x50, sans capsule, mais plus que jamais composée de lignes parallèles, concentriques, et frénétiques. L'indéfinissabilité (en mars), Révélation (toujours en mars), Mécanisation (en avril), Duel (encore en avril), Espérer la Paix (toujours en avril), Populaire (en aout), Délivrance (aussi en aout).... tels seront la prémisse des titres que je leur donnerai. Mais le dernier cité est très intéressant, il montre une femme, en lingerie fine, postée sur la langue d'un homme totalement convulsé. La langue pendante est bien présente, mais non pour accueillir une amphétamine cette fois-ci, sinon pour guider vers une sortie. Car la position de la demoiselle, couverte des ses petites lunettes noires et rondes, ne trompe pas, elle se dirige clairement vers l’extérieur, vers une délivrance. Mais qui se délivre de qui? Ou de quoi? L’ambiguïté est évidente: les convulsions aussi nécessitent une délivrance. Mais là n'est pas la question, toute l'importance de cette illustration repose sur l'orientation. Si jadis la langue permettait l’immixtion d'un comprimé afin de stimuler l'activité cérébrale, cette fois-ci, elle se transforme en un plongeoir et offre une échappée à cette même activité. Conclusion évidente: la môme n'est pas une métaphore de l'amphétamine; et même si je l'écris maintenant sans inquiétude, à l'époque où j’esquissai cette œuvre, je n'en savais absolument rien!

Mais continuons la liste: Mystère (en octobre), Dream (en décembre), perversité (aussi en décembre). Pour l'avant dernier cité, même si le parallélisme de la trame m'envoutera un instant, c'est surtout sur la chevelure que je concentrerai tous mes efforts. Cette crinière au vent, véritable entremêlement linéaire, conforme le cadrage horizontal et pousse notre regard à une lecture inversée, qui implacablement revient sur le sujet central, pourtant situé en fin de lecture: nos pupilles valsent alors comme dans les rêves les plus futiles.

Toutes ces ébauche esquissées sont généralement accompagnées d'un aphorisme, comme pour compléter l'interprétation générale de l’œuvre. Si les dessins surviennent de manière émotionnelle, les aphorismes, eux, font suite à une réflexion raisonnée. Ici, donc, la raison et l'émotion fonctionnent de manière séparée, conjointement mais à l'écart l'une de l'autre. Tantôt l'illustration provoquera l'émergence de l'aphorisme, tantôt ce dernier donnera une idée directrice à l'élaboration de cette première. Quelques années plus tard, afin de réaliser une exposition de ces mêmes illustrations que je nommerai « Imaginisation », je rédigerai un texte introductif que voici: « Une oeuvre visuelle, peut importe la forme sous laquelle elle se présente, nous dévoile avant tout des contours, des contrastes, une harmonie chromatique, un cadrage particulier, une ambiance lumineuse, bref, la maîtrise d'une technique. Dans ces dessins ici présents, évitez de porter votre attention sur l'esthétique, sur l'apparence que génère cet amoncellement de traits noirâtres, ces derniers importent peu. Ces dessins représentent avant tout le fond d'une pensée, d'une réflexion; la main qui créer ces premiers est directement reliée au cerveau d'où émanent ces dernières. Les deux sont unis, instinctivement, inconsciemment, harmonieusement. Ces dessins ne donnent pas une image de ma pensée, ils ne permettent pas non plus de se l'imaginer. Non, cela va plus loin, je dirai que ces dessins imaginisent ma pensée, ils n'en révèlent qu'une imagination; au spectateur ensuite, de se laisser guider par ses possibles interprétations. Les commentaires qui accompagnent chacune des oeuvres ne sont là que pour aiguiller votre vision, ils se concentrent sur un point précis qui ne reste plus qu'à extrapoler. Maintenant, si vous ne souhaitez que regarder, admirez et laissez vous aller.»

Donc plus précisément, si mes illustrations, dans leur forme, sont le fruit d'une palpitation intense de mon poignet, leur fond, lui, est viscéralement pensé, réfléchi, raisonné. En fait, mon « imaginisation » serait la matérialisation graphique de ma pensée, une matérialisation pas forcement évidente, peut être douteuse, surement contradictoire, mais dans tous les cas une matérialisation qui incitera à la réflexion, afin de cerner au mieux le fond de ma pensée. L'analyse est donc double, une première qui consiste à dématérialiser le dessin afin d'offrir à sa forme une signifiance; une seconde devra décoder cette signifiance afin de modeler son contenu en une pensée concrète ou intelligible. De part son double emploi, le raisonnement l’emporte sur l'émotion, ou tout du moins la domine, cette dernière n'étant qu'un prétexte pour émuler cette première, et la présence de l'aphorisme ne fait que confirmer cette domination. En cette fin de millénaire donc, après avoir acquis mon style propre, je m'adonne à l'ébauche d'illustrations abstractives, intellectuelles, cérébrales, spéculatives et mentales, qui s'incarnent en un tracé flou et perturbateur, nous poussant vers un layon interprétatif contraire. Ceci, inconsciemment, nous oblige à éterniser notre regard sur l'image afin de mieux la penser, de mieux la cerner, de mieux la comprendre peut être, même si cette compréhension ne pourra jamais être atteinte. Car l'interprétation, relative et personnelle, se divulguera alors sous mille formes diverses, toutes aussi valables les unes que les autres, ce qui procurera à l’œuvre finale sa signification intrinsèque: le visuel est parfois bien trompeur.

Mais le temps passe, et 1999 pointe rapidement son nez, et avec lui, une envie pressente de partir sur le long terme. Je choisis l'Amérique latine comme destination, rien à voir avec l'Asie me direz vous, mais là-bas, on parlemente la même langue, et les formalités sont succinctes pour passer d'un pays à l'autre. J’essaie de financer le voyage, pour ça je prends contact avec quelques entreprises, mais il faut du concret pour espérer recevoir une réponse positive. Je me forge donc un projet : un reportage photographique sur le train de la Cordillère des Andes. Le train, c'est un moyen de transport à la fois populaire et envoutant ; la Cordillère, c'est une chaine de montagnes mythique qui fait rêver tout le monde. Bien évidemment, je ne recevrai aucune suite concrète, et je financerai donc moi-même cette balade, avec mes économies, et fort heureusement, l'aide de ma famille. C'est en septembre de cette année que je décolle pour District Federal, mon sac à dos fait six kilos, et j'ai 1400 dollars en poche. C'est d'ailleurs peu de temps après mon atterrissage que je me créé une boite mail, afin de rester en contact avec la France. Posté face à l'ordinateur relié au réseau, je pense à une adresse, et j'opte, quasi machinalement, pour amphétamine ; mais il est déjà pris, ce sera donc amphetamine_fr, adresse mail qui me suit encore à ce jour et qui pousse parfois mon courrier à terminer dans le dossier Spam des destinataires auxquels je l’envoie : ironie du sort, mais peut-on lutter contre son destin ?

Le voyage s’amorce donc et, malgré les péripéties des premières semaines, je me retrouve très vite au Pérou, sur les faîtes de la Cordillère, prenant le train de temps à autre, à shooter (sur un Canon F1 de la première génération cette fois-ci), mais aussi à vagabonder. Commence alors mon périple de onze mois que j'effectuerai en Amérique du Sud, entre Pérou, Chili, Argentine et Bolivie, onze mois à me déplacer en stop, onze mois à photographier, le train bien sur (ou ce qu'il en reste), mais aussi tout ce que je côtoierais, onze mois à flâner sous le couvert de la liberté, mais aussi onze mois à dessiner, comme un acte sauvage et impulsif, onze mois à dessiner, d'un geste brutal et introspectif, de manière agressive et incontrôlée.
Sur toutes les esquisses élaborées durant cette année, essentiellement des êtres, de chaire et de sang, à la forme longiligne à l’instar d'Araki, quelques-unes dévoilent, de manière plus ou moins furtive, la fameuse pilule : amphétamines posées sur le rebord d'une table, amphétamine planant dans les airs et projetant son ombre invariante, amphétamine recouverte de bave enthousiasmante.

Mais à côté de toutes ces évanescentes ébauches, j'écris aussi, le récit de mon voyage pour la remembrance, mais aussi quelques vers ou textes en prose à la recherche d'une allitération, tel cette succincte tirade, rédigée le 3 avril 2000, proche de la route des sept lacs, dans un refuge d’évangélistes, au le nord de la Patagonie Argentine.

Ici, l'amphétamine n'est pas directement présente, mais elle se fait sentir au travers d'un jeu de mots, d'un jeu de lettre, qui nous plonge dans la dualité. Deux mines, à l'apparence identique, commensurable, semblable, autant homonymique qu'homophonique, suivent une gestuelle maîtresse commune, mais se perdent dans une finalité non opposée, sinon coplanaire. L'amphétamine introduit donc, par cette rime simpliste et crédule, la symbiose d'une entité à la fois double et invariante, génitrice d'un tracé dyadique qui donnera forme à deux expressions distinctes, mais au fond si contigu que leur union fusionnelle ne pourra se rompre : uni telles les deux parties de la capsule rouge et blanche. L'épistolaire coudoie donc l'illustratif dans une coalescence harmonieuse et délicate où les mines divergentes tracent, dans un parallélisme immuable, des œuvres à la fois sécantes et complémentaires. Mais qui est en fait ta mine ? L'amphétamine ne serait-elle pas le moteur de tout ça ? Admixtion vaporeuse et insouciante de cordons synaptiques et apexiens ? L'histoire le dira...

L'histoire le dira, mais l'histoire continue, le voyage continue, et en cet automne austral débutant, esthétisé de coloris fauves et rutilants, je dépose très vite mes semelles dans une bourgade noyée d'araucarias (que je nommerai plus tard, et avec fierté, mon paradis perdu) : Caviahue. Perché sur les modestes flans de la Cordillère patagonique, coincé entre le lac du même nom et son volcan Copahue (qui entre en éruption tous les dix ans), Caviahue est un village d'à peine quatre cents habitants, et c'est dans le Refuge « del Caniche », en compagnie de Ruben, Patricia, Federico, Gérald, Marcelo, Leo, Sergio... amis pour toujours, que je vais passer quinze jours inoubliables, quinze jours formidables, rompant ainsi la stéréotypie de mon vagabondage qui dure déjà depuis près de sept mois. Durant cette quinzaine, où flânerie et activités manuelles se côtoieront à merveille, je dessinerai très peu, mais un soir, surement suite à une journée d'effort haletant, où toute la tribu semblait perdue dans son repos méditatif, je sortis mon petit carnet quadrillé et me mis à gribouiller trois lettres, à les agencer de manière à former une capsule : trois lettres, AMP, les trois premières du mot amphétamine. J'ai été pris de beaucoup de délires durant ce voyage, mais à l'heure où j'écris ces mots, soit treize ans après, je suis incapable de savoir pour quelle raison je me suis fait, en ce soir-là, designer de logo. Ce qui est clair, c'est que j'utiliserai ce design, bien plus tard, pour créer l'effigie qui sera la signature présente sur tous mes sites jonchant la toile.

L'amphétamine tourne donc toujours dans ma petite tête, même si je ne la dessinerai que très peu, voir pas du tout par la suite. Pas tout à fait en fait, car à Potosi, en plein mois de juillet, bien posté au chaud dans un bar, j'esquisserai de nouveau la granule. Coincée entre les dents d'une bouche féminine aux lèvres pulpeuses, l'amphétamine semble fournir ici l'assurance que procurerait un cigare dans la gueule d'un mafieux. Ce dessin, au clair obscur évident, est d'une grande simplicité, mais aussi d'une grande efficacité. Inutile de vous cacher qu'il est directement tiré d'un souvenir loin d'être enfoui. Lors de la sortie du film Akira au Japon, en 1988, des posters avaient été imprimés pour promouvoir sa prompte projection. Sur l'un d'eux, trois belles Japonaises, en maillot de bain et vues de haut, étaient assises sur un patchwork d'illustrations dont l'une d'elles était une bouche féminine mordillant le fameux comprimé. Perdu aux abords des hauts plateaux, sur la ville la plus haute de Bolivie, enivré par les vents virulents de la Cordillère des Andes, l'univers d'Akira reste continuellement ancré dans mes méninges, et ce dessin en est la preuve. Lors de la rédaction de mon récit de voyage, que j'écrirai à mon retour, je laisserai cette épitaphe pour commenter ce même croquis : « il faut attendre le soir du 22 juillet 2000, après mon arrivée à Potosi, pour qu'enfin j'élabore ce dessin phare. L'inspiration est directement issue de ma muse ; cependant, il reste le symbole de tout un délire, de toute une histoire même... » Qui l’eut cru, je suis, en ce moment même, en train d'écrire cette histoire.

De nouveau en France, je me retrouve très vite occupé. Entre les diapositives à trier et les noirs et blanc à tirer, je me replonge instinctivement dans mon passé de vagabond où je semblais avoir été libre. Mais c'est surtout l'écriture qui absorbe mon quotidien : en effet, je prends la décision de coucher sur papier mon récit de voyage. La rédaction me demandera neuf mois, neuf mois de gestation, et se fera intégralement depuis mon Amiga 1200. Sur les 850.000 caractères tapotés pour cette cause, à aucun moment n'apparaitra le mot « amphétamine » (surement par manque de maturité), mais la capsule sera s'immiscer au travers de quelques croquis qui accompagneront l'histoire. Durant cette exténuante période de dissertation, qui me demandera neuf mois je le répète, je prends goût à l'écriture, cette activité m’emballe, me perturbe, me fascine et me commotionne. Moi, qui n'avais jamais lu de livre avant l'age de 24 ans, moi qui étais nulle en dictée, en grammaire, en français, et ce durant toute ma scolarité, je prends un plaisir énorme à scribouiller en cette langue. Je ne sais pas si j'étais à la recherche d'un temps perdu, mais dès lors, l'écriture fera partie de mon activité artistique, fera partie de ma vie et va me plonger, pour les six années à venir, dans un labyrinthe bathypélagique, à la fois désorientant et lancinant mais tellement enrichissant.
Mais revenons au récit, afin de finaliser la mise en page de livre, je me vois dans l'obligation de m'acheter un PC, je quitte donc à jamais l'univers fascinant de l'Amiga et c'est sous Word que mon bouquin prendra définitivement forme afin d'être présenté à quelques maisons d'édition. C'est un éditeur local, de Villeurbanne, les éditions Bélier, qui accepte de tirer des exemplaires, à condition que j'en finance une partie (mais aussi par la contribution des futurs acheteurs). Pas le temps de refuser, et me voilà larguer dans le monde littéraire où il me faudra promotionner l'ouvrage au travers de conférences, de diaporamas et d'expo photo. Le livre sort officiellement en mars 2002, et se nomme : « Les andes à dedo, la liberté au bout du doigt », et possède un numéro ISBN !

En parallèle, je décide de me créer une page internet, afin de diffuser l’existence du livre, ou tout du moins son imminente parution, mais aussi, et par la même occasion, mon travail graphique : photos et dessins. C'est Free que je sélecte pour créer mon nom de domaine. A l'époque, ce serveur paraissait le plus simple, et de surplus était gratuit. Là aussi, confronté à l'écran de l'ordinateur relié au réseau, je dois choisir ce nom de domaine, et opte pour amp.prod, diminutif d’amphétamine productions. Plus tard, je créerai d'autres adresses, plus spécifiques à chacun de mes travaux, et amp.prod sera alors le site central, donnant accès à tous les autres, comme un cerveau dispersant ses fibres neuronales sur chacune de mes fonctions. Afin de parfaire l'habillage graphique des sites, je me replonge subrepticement dans l'univers de l'infographie et me trouve comme dans l'obligation, mais au travers d'un geste instinctif, de refaire cette pilule tournant sur elle même : comme à l'époque du « amphétamine présents ».

Durant ma période photo de la fin du siècle dernier, je m'étais donné le luxe de travailler sur un sujet qui me tenait à cœur : celui de saisir sur diapo les lettres de l'alphabet formées au travers de constructions humaines. À cette époque, j'avais saisi toutes les lettres, sauf le R et le Z. Repensant au morphing liminaire du deuxième long métrage de Katsuhiro Otomo, Memories, où ce dernier avait usé de photos similaires pour nombrer le titre de son film, je recycle ces images passées et les agence de façon à former le mot amphétamine. Cette image pointera à la cime de toutes mes pages internet, mais je l'utiliserai aussi plus tard pour mes cartes de visite, ou pour ornementer le cadre introductif des quelques expositions que je réaliserai par la suite, sur l'autre continent.

Mais je n'oublie pas ma collection la plus intime, ni ma muse d'ailleurs, et prends la décision de faire un site sur Otomo, un site dans lequel je mettrais tout ce que je sais sur lui, dans lequel je dévoilerai toute son œuvre, un site que je souhaiterai le plus complet possible, comme pour lui rendre hommage, lui rendre tout ce que je lui dois. Son élaboration va me demander pas mal de temps. Je dois me replonger, en profondeur, dans l'ensemble de son œuvre en version originale, dois scanner près de 600 photos, images, dessins ou illustrations, qui j’agencerais par la suite dans ce que je nommerais sur le site l'Artographie : rédaction minutieuse de 170.000 caractères afin de commenter, expliquer, ou simplement mentionner tout ce que cet auteur aura fait et qui est en ma possession. Pour accéder au site, la page d'accueil nous invite à cliquer sur la pilule: geste nécessaire afin de pénétrer dans l'univers incommensurable de Katsuhiro Otomo. Aujourd'hui encore, ce site reste une référence en langue française, et est toujours positionné premier chez google, même après ses douze bonnes années d'existence.

Donc je me répète, tout ceci se fait en parallèle à l'écriture du bouquin, ou plutôt à sa finalisation. Mais durant cette folle année épistolaire qu'est 2001, je dessine aussi, comme toujours, et je me planche plus particulièrement à mettre en image des visions qui m'étaient survenues lors de mon périple sud-américain. Perdu dans l'immensité du désert d'Atacama, au Chili, entouré d'un néant éternel où seul le Licancabur ose s'ériger, je dresse mon pousse le long de cette trainée asphaltée, lourde et pesante sous le soleil de midi. J'imagine alors une mise en scène, qui me restera tous ces mois durant, et que j'esquisserai sur format A3 dès mon retour en France. Le macadam s'étire jusqu'à l'horizon et cisaille l'étendue infertile et opalescente; une personne fait du stop, une femme, vêtue de noir et cheveux au vent, mais le port de ses petites lunettes rondes ne trompe pas: c'est bien moi qui suis planté dans ce néant. Surgit alors un motard, du même genre, tresse et jupe enfiévrées par la vitesse. La trace sur le bitume et la nitescence ondulante du feu stop prouve qu'il va s'arrêter et l'arabesque de sa jupe nous dévoile alors sa petite culotte parsemée de granules. L'amphétamine, toujours présente, s'insinue de manière très furtive dans cette illustration, que je nommerai « Suerte », autant pour justifier mon tracé que ma propre signature. Car je ne signe jamais mes œuvres, étant persuadé qu'elles contiennent des éléments qui ne sont propres qu'à moi et à moi seul. L'amphétamine tout comme les lunettes font partie de ses éléments.

Plusieurs esquisses seront élaborées en relation directe à ce voyage, telle que celle qui m'était survenue à Ushuaia où, repensant à une chanson de Shelby: « un + un » et à leur tirade « la terre tourne comme une orange amère... », il m'était venu en tête une gymnaste jouant avec notre globe terrestre. J'avais alors délinée ces mots: « la terre tourne comme une boule de GRS... ». Il y aura aussi cette hippy, toujours très peu vêtue, lunette noire sur le nez, sac à dos rudimentaire à ses côtés, avachie sur un trottoir et qui venait tout juste de peindre, sur un mur de briques décidément trop propre, les deux kanji du mot existence: SEIZON. Il y aura aussi, mais là ça n'a plus rien à voir avec ce périple passé, cette japonaise, en kimono, placée devant un rideau bariolé de fleurs. Ici aussi, le tracé des lignes parallèles me demanda du temps, surtout que je voulais que tout soit tramé afin de faire ressortir la candeur du peignoir. L'une des fleurs, qui se dresse sur sa droite, révèle alors, telle une image d’Épinal, des pétales en forme de lettres, les premières du mot amphétamine. Si les comprimés ne s'exhibent pas de manière évidente, ils dénotent leur présence aux travers de paraboles qui finissent toujours par bigarrer mes œuvres.

Comme je le disais donc, 2002 marque avant tout et surtout la sortie du livre, et durant les premiers mois de cette année, je dois m'activer à le promotionner. Je ferais peut être une vingtaine de conférences, dans des lieux culturels, des librairies, des MJC, des restaurants... qui se présenteront essentiellement sous forme de séance diaporama afin de raconter l'histoire en images pour ensuite tenter de la vendre aux travers de ses mots. Je ne me souviens plus si j'ai réussi à vendre tous les exemplaires qui étaient en ma possession, mais je pense que oui vu que je ne possède plus aucun exemplaire de ce livre. D'ailleurs, une altercation avec l'éditeur me poussera à prendre une décision irrévocable. En effet, ce dernier m'avait bien spécifié que s'il fallait faire une seconde impression du manuscrit, ce serait à ses frais (c'est quand même moi, en partie, qui avais financé la première). Hors, afin de parfaire une exposition que j'allais réaliser à la librairie Décitre, place Bellecourt à Lyon, il était nécessaire de réimprimer l'ouvrage. L'éditeur me joint alors par téléphone et me demande de financer cette réimpression. Trahison! Fou de rage, je lui rappelle sa promesse, mais il ne m'offre que beuglement comme réponse. Dans ma tête, pas d'autre révolution possible, la fatigue, à l'instar de renaud, m'enveloppe instantanément: Je dois repartir, sans retour cette fois-ci, je dois retourné en Patagonie, dans mon Paradis non encore perdu.

Je ne sais plus si cette envie était déjà enfoui dans mon subconscient le plus obscur, mais la décision survient comme sur un coup de tête, et c'est au lendemain de la fête de la musique que je décolle pour Buenos Aires: mon sac à dos fait à peine dix kilo, je n'ai pas d'appareil photo, mais j'ai embarqué avec moi le Capital de Marx et les Fleurs du mal de Charles Baudelaire. Très vite donc, je me retrouve confronté à une deuxième errance, avec comme objectif Caviahue. Mais, l’hiver se faisant sentir, c'est en direction du nord que je pointe mes premiers pas. Je tache de réitérer, en ces journées initiales, la narration de mon quotidien, mais très vite me lasse me donnant l'impression d'un déjà vu. Je dessine guère aussi, la machine semble encore froide même si je m'adonne à un style nouveau (un dessin à une seule ligne), et le peu de proses rédigées se feront dans un espagnol douteux. Passant quinze jours à Corrientes chez un groupe d'amis, mes occupations se résument en des sorties beuveries et des flâneries insipides. C'est véritablement à partir du 15 juillet (fallait-il attendre une révolution!) que je commence à m'emballer. Je trace le long de la route 81 afin de revoir une amie que j'avais rencontrée jadis dans le Chaco formoseño et que je souhaitais revoir (peut-être plus que Caviahue!), mais mes recherches me poussent à prolonger mon chemin un peu plus loin, vers Salta. Ma mine graphitique s'exprime alors de plus en plus, narrant, de façon instinctuelle, l'approche d'un moment crucial: le futur est incertain, et je risque de me trancher la jugulaire!

Mais à partir du 26 juillet, une libération sans précédant s'ensuit. Perdu dans le parc El Rey, en pleine Yungas, isolé de tout, auprès de cette même amie et de son compagnon, je vais être emporté dans un délire jamais vécu auparavant, je vais me mettre à écrire et à dessiner dans une effervescence des plus délicieuse mais au combien insoutenable. En effet, pendant un peu plus de trois mois, je vais mettre en ligne près de quatre vingt poèmes, joliment rimés et musicalisés par mon décompte digital, et crayonner plus de cent vingt esquisses à l'encre noire ou à la mine 4H. Je vais écrire sur le passé, sur Lyon, sur Hiroshima, sur l'attente, sur l'oubli, sur le vent, sur l'errance, sur la tribulation amoureuse ou sur un amour profondément sexualisé, mais je vais écrire sur la haine aussi, et donc plus que jamais sur l'oubli. Je vais écrire, de manière frénétique, de façon épileptique, et chaque ligne calligraphiée sur mon petit carnet quadrillé m'évoquera une vision picturale que je m'empresserai de matérialiser, celle-ci, sur mon carnet à feuilles blanches. Mais je vais dessiner aussi, des femmes filiformes et candides, des pupilles totalement boursouflées, des regards vibrants et anacréontiques, des chevelures embrasées et tourbillonnantes, des pubis discrets et touffus. Je vais dessiner, de manière incoercible et corrosive, et chaque esquisse élaborée dans l'instant sublimera mon cortex de rimes subtiles qu'il me faudra scribouiller par la suite. Mes deux mines, qui jadis conceptualisaient de par leur rime une question sans réponse, affirmaient, en ce frileux hivers austral de l'année 2002, de manière évidente et aux travers d'une sensationnel symbiose, que ce qui apparaissait de leur tracés distincts mais parallèles n'était que moi, et seulement moi, mais surtout moi, tel que je suis et ne peux le cacher.

Comme je disais donc, j'écrivis pas mal de proses sur Hiroshima, mais surtout, j'écrivis « Mon Hiroshima », sept strophes entrelaçant alexandrins et octosyllabes qui catapultèrent ma propre atomisation dans les abysses les plus sépulcrale de mon Léthée intérieur. Et c'est trois jours plus tard, soit le 24 août, certainement enfiévré par l'onirisme, que je rédigeai « Mon amphétamine ». Cette fois-ci, les alexandrins s'intercalent entre des heptasyllabes, et l'improvisation, mêlée à des réminiscences notoire de biologie neuronale, défèque de ma plume cinquante quatre vers invitant à la métaphore. L'amphétamine, soit, stimule l’activité cérébrale, mais elle n'est pas la seule à exceller dans ce domaine, l'être aimée, aussi, est capable d'une telle prouesse. Durant la rédaction de ce texte, je voulus l’ambiguïté persistante d'un bout à l'autre; à aucun moment, l'évidence de l'une ne devait supplanter l'autre. Et je pense y être arrivé, car même si « sa sueur génitale » ferait clairement pencher la balance d'un seul côté, nous savons tous que la poésie est apte à faire usage de telle catachrèse, même pour une amphétamine!

Donc de nouveau, de part ce jeu de rime, nous nous retrouvons face à une autre question, ou plutôt face à la même question: « qui est amphétamine? » Cette capsule rouge et blanche capable de nous élever intellectuellement et artistiquement? ou l'être aimé, tout aussi capable de ceci? En fait les deux, ça va de soit, mais aux travers de ce poèmes, je rédigeais, instinctivement, la transition de mon Récit: L'amour de l'être aimé est une drogue qui très souvent détruit (les confessions sur ce thème ne manquent pas), mais plus que tout, c'est une drogue qui enivre, qui libère, qui propulse nos possibilités vers des horizons lointains et inconnus mais aussi hostiles et interdits, à l'instar de l'amphétamine. Et c'est cet interdit, que je finis par m'interdire, qui allait libérer ma conscience de ce duel permanent et immanent. En effet, si l'amphétamine est cérébrale, l'être aimé, lui, en cardiaque.

Le jour même où je rédigerai ce texte, je ferai un dessin plutôt évocateur (à vrai dire je ne me rappelle plus qui vit le jour en premier, la prose ou l'esquisse). Une Langue pendouillante et baveuse, des cheveux hérissés par la folie, un regard convulsé qui exprime la toxicophilie et, postée en équilibre sur cette lavette, face à cette contorsion infantile, une femme, intégralement nue, doigt levé en signe d'autorité, soutient sous sons bras gauche une pilule.








Toujours en cours d'écriture....





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